CHAPITRE UN
Il ne serait pas exagéré d’affirmer que les extraordinaires événements de l’été 1144, qui mêlèrent dans un imbroglio des plus compliqués l’Église et le siècle et où se trouvèrent impliqués les personnages les plus divers, clercs, depuis l’archevêque jusqu’au diacre le plus modeste de l’évêque Roger de Clinton, aussi bien que laïcs, princes du nord du pays de Galles et simples paysans de la région d’Arfon, commencèrent en réalité l’année précédente. Parmi les gens du commun qui furent directement concernés, il y eut tout spécialement un moine bénédictin d’un certain âge de l’abbaye des Saints-Pierre-et-Paul, à Shrewsbury.
Frère Cadfael avait vu approcher le mois d’avril à la fois plein d’espoir et passablement excité, ce qui était ordinairement le cas quand les oiseaux faisaient leur nid et que les fleurs des champs commençaient à pointer parmi l’herbe nouvelle, cependant que le soleil montait un peu plus haut dans le ciel à midi. Il y avait bien des troubles de par le monde, mais ça n’était pas nouveau. Les choses n’étaient pas simples en Angleterre avec les deux cousins qui se disputaient le trône sans qu’aucune solution susceptible de régler la question ne soit en vue. Le roi Étienne était solidement installé dans le sud et une bonne partie de l’est alors que l’impératrice Mathilde, grâce à son fidèle demi-frère, Robert de Gloucester, tenait le haut du pavé dans le sud-ouest tout en régnant sans partage à Devizes. Depuis quelques mois, toutefois, les combats s’étaient singulièrement ralentis, conséquence de l’épuisement des forces ou d’une tentative diplomatique, et un calme étrange s’était installé sur le pays presque en paix. Dans les Fens, ce chien enragé de Geoffroi de Mandeville, qui s’était mis tout le monde à dos, était encore en liberté, mais une liberté limitée par la ceinture de forteresses érigées par le roi qui le rendait chaque jour plus vulnérable. En définitive, on pouvait se montrer raisonnablement optimiste, et la venue d’un printemps superbe interdisait de se laisser aller à l’abattement, à supposer que Cadfael ait eu tendance à se laisser abattre.
Il arriva donc au chapitre, en ce jour particulier d’avril, parfaitement serein, prêt à acquiescer à tout. Il était plein de bonnes intentions envers tout un chacun, souhaitant seulement que les choses continuent comme elles avaient commencé, sans que rien ne se passe pendant tout l’été et l’automne. Dans l’état d’esprit idyllique qui était le sien, il ne se doutait nullement de l’imminence d’un changement ni par qui il allait se produire.
Comme s’il fallait respecter – était-ce par crainte ou par gratitude ? – cette tranquillité précaire et si agréable, les affaires au chapitre étaient de peu d’importance et ne provoquèrent aucune dispute ; il n’y avait rien à reprocher à quiconque, pas même le moindre petit péché véniel de la part d’un novice dont frère Jérôme aurait eu à se plaindre. Et même les écoliers, ravis par l’approche du printemps, semblaient se conduire comme des anges, mais ce n’était qu’une apparence. Cette indulgence s’étendait jusqu’au chapitre de la Règle, le 34e, que frère Francis lisait d’une voix fort soporifique et vaguement dédaigneuse, où il était benoîtement expliqué qu’il n’était pas toujours possible d’appliquer la doctrine qui voulait qu’on partage tout également entre tous, car les besoins de Pierre pouvaient être plus grands que ceux de Paul, et donc que celui qui recevait plus que son prochain ne devait pas s’en glorifier, pas plus que celui qui recevait moins, mais en suffisance, ne devait se plaindre qu’on ait donné plus à untel. Et, surtout, il ne fallait ni jérémiades ni jalousie. Chacun était calme, prêt à se montrer conciliant, raisonnable. Bref, l’ennui n’était pas loin.
En fait, un peu d’ennui n’a rien de nuisible, surtout quand on a connu le désordre, un siège et des luttes violentes. Mais quelque chose se révoltait, chez Cadfael, contre cette quiétude, si elle devait se prolonger trop longtemps. Un rythme un peu plus soutenu n’est pas forcément une mauvaise chose et forme une opposition plaisante à un ordre que rien ne dérange, même si on peut l’apprécier et le respecter fidèlement.
On en avait terminé avec les affaires de routine et Cadfael écoutait d’une oreille plus ou moins distraite le détail des comptes fournis par le cellérier, puisqu’il n’avait quant à lui aucun rôle d’obédiencier, ce dont il ne se plaignait certes pas. Il laissait volontiers ces responsabilités aux autres. L’abbé Radulphe allait déclarer le chapitre clos, tout en regardant attentivement à la ronde pour s’assurer que personne ne gardait le moindre grief par-devers soi, quand le portier laïc qui officiait au portail lors des offices ou du chapitre passa la tête par la porte, avec une mimique suggérant qu’il avait attendu ce moment précis en évitant de se montrer avant.
— Il y a ici un envoyé de Lichfield qui va partir en mission au pays de Galles pour le compte de l’évêque Roger de Clinton. Il demande à être logé à l’abbaye une nuit ou deux.
S’il avait eu moins d’importance, songea Cadfael, on l’aurait laissé mijoter jusqu’à ce qu’on sorte, mais si cela a rapport avec l’évêque, il s’agit peut-être de quelque chose d’important qui demande à être examiné tant que nous sommes réunis. Il avait gardé un bon souvenir de Roger de Clinton. Cet homme décidé, plein de bon sens, savait juger de la sincérité de ses semblables et aller droit au but en matière de doctrine. A en juger par l’étincelle qui brilla dans le regard de l’abbé dont le visage resta cependant impassible, Radulphe, lui aussi, se rappelait avec plaisir la dernière visite du prélat[1].
— Le messager de sa seigneurie est le bienvenu, déclara-t-il, et peut habiter chez nous aussi longtemps qu’il voudra. Désire-t-il nous voir avant la fin du chapitre ?
— Il aimerait vous saluer sur-le-champ, père, et vous informer de sa mission. A vous de choisir si vous voulez que cela se passe ici ou en privé.
— Qu’il entre, déclara Radulphe.
Le portier disparut et le discret murmure de curiosité qui se répandait dans la salle capitulaire se changea en silence impatient à l’instant où le messager de l’évêque vint prendre place parmi les membres de l’assemblée.
C’était un homme de petite taille, avec une ossature mince, délicate, qui était aussi sec et nerveux. Il avait le gabarit d’un gamin de seize ans, âge qu’on lui aurait volontiers donné jusqu’à ce qu’on remarque la maturité de son visage ovale, glabre. Il arborait, comme ses collègues, l’habit et la tonsure des bénédictins. Pénétré de la dignité de son rôle, il se tenait très droit, mais comme il était aussi modeste que simple il avait la fragilité des enfants et la longévité des arbres. Ses cheveux blonds ébouriffés, rebelles, rappelaient une enfance proche, mais son regard gris, très clair, très direct, impressionnait, celui d’un homme confirmé.
Un miracle mineur, mais un miracle ! La chance que Cadfael attendait depuis plusieurs années lui était offerte, si soudaine, invraisemblable que son caractère miraculeux s’en trouvait renforcé. Pour le représenter au pays de Galles, Roger de Clinton n’avait pas choisi un chanoine bien en chair, à la présence imposante, un fidèle de son diocèse aux vastes proportions, mais le plus jeune, le plus humble des diacres de sa maison, frère Mark, qui avait naguère appartenu à l’abbaye de Shrewsbury et servi d’assistant pendant deux années à Cadfael, souvenir que ce dernier chérissait entre tous.
Frère Mark s’inclina profondément devant l’abbé, montrant sa tonsure en désordre avec une solennité qui gardait encore quelques traces d’un charme un peu absurde dont l’adolescent famélique et muet, que Cadfael se rappelait si bien, ne s’était jamais départi. Puis il se releva, l’on vit de nouveau ses yeux très clairs et ce fut l’ambassadeur qui réapparut. Il y aurait toujours en lui un adulte et un enfant jusqu’au jour où il serait enfin prêtre, ce qu’il avait toujours désiré. Mais il lui faudrait attendre encore quelques années, car, pour le moment, il était trop jeune.
— Seigneur, commença-t-il, mon évêque m’envoie en mission au pays de Galles et il vous saurait gré de me loger une ou deux nuits.
— Mon fils, répondit Radulphe en souriant, votre présence est la meilleure des lettres de créance. Nous pensiez-vous capables de vous oublier si vite ? Vous avez gardé bien des amis en ces lieux, et deux jours suffiront à peine à les satisfaire tous. Quant à votre mission, ou celle de votre évêque, nous vous aiderons autant qu’il est en notre pouvoir. Souhaitez-vous en parler ici ou en privé ?
Le visage solennel de frère Mark s’adoucit en un sourire épanoui en voyant non seulement qu’on ne l’avait pas oublié, mais qu’on se souvenait de lui avec un évident plaisir.
— Mon histoire n’est pas bien longue, père, commença-t-il, et il n’y a pas de mal à vous la raconter en ces lieux, mais plus tard vos conseils me seront précieux car je ne connais rien à ce genre d’ambassade, et nul mieux que vous ne pourrait m’aider plus efficacement à la mener fidèlement à bien. Vous savez que cette année l’Église a décidé de restaurer l’évêché de Saint-Asaph à Llanelwy[2].
Radulphe acquiesça en opinant du chef. Depuis au moins soixante-dix ans, le quatrième diocèse du pays de Galles avait été suspendu dans son fonctionnement, et bien peu se rappelaient parmi ceux qui vivaient encore avoir vu un évêque assis sur le trône de Saint Kentiguern. Il était situé de part et d’autre de la frontière galloise et, du fait de la puissance de Gwynedd à l’ouest, il avait été très difficile de le maintenir en activité. La cathédrale avait été bâtie sur les terres du comte de Chester. Mais, au-dessus, toute la vallée de la Clwyd[3] était sur le territoire d’Owain Gwynedd. Pourquoi diable l’archevêque Théobald avait-il au juste décidé de remettre en fonction ce diocèse maintenant, nul ne le savait au juste, pas même l’archevêque soi-même. Pour des raisons où se mêlaient la politique de l’Église et des manœuvres séculières, il fallait à l’Angleterre un solide point d’appui sur cette région des marches, car l’heureux élu était normand. Choix que les Gallois ne verraient sûrement pas d’un très bon œil, songea Cadfael avec tristesse.
— Après avoir été consacré par l’archevêque Théobald, à Lambeth, l’évêque Gilbert s’est finalement installé dans son domaine, et l’archevêque souhaite recevoir l’assurance que notre propre évêque le soutiendra, puisque les devoirs pastoraux dans la région étaient du ressort du diocèse de Lichfield. J’apporte des lettres et des cadeaux à Llanelwy de la part de mon évêque.
Cela était sensé si ce que souhaitait l’Église était de mettre solidement le pied au pays de Galles et de montrer qu’on la soutiendrait et la défendrait. Le plus étonnant, pensa Cadfael, était qu’un évêque ait pu administrer un diocèse de la taille de celui qui relevait originellement de Mercie, avant de passer successivement de Lichfield sous le contrôle de Chester, puis à nouveau à Lichfield avant d’aboutir à Coventry, tout ceci afin de rester en contact avec un troupeau incroyablement divers, lourde tâche pour un berger ! Roger de Clinton ne serait sûrement pas fâché d’être débarrassé de ces paroisses frontalières, quel que soit son sentiment sur la stratégie qui l’en dépossédait.
— La raison qui vous ramène parmi nous, même pour quelques jours seulement, nous cause un grand plaisir, l’assura l’abbé. Si l’expérience que j’ai acquise au cours des années peut vous être utile en quoi que ce soit, n’hésitez pas à me le dire. Je pense cependant que vous êtes très capable de vous débrouiller tout seul, sans mon aide ni celle de personne.
— Une telle confiance est bien lourde à porter, répondit Mark d’une voix grave.
— Si l’évêque est sûr de vous, affirma Radulphe, vous n’avez pas de raison de douter. Je le crois homme à savoir choisir ceux en qui il a foi. Si vous êtes venu directement de Lichfield, vous avez sûrement besoin de vous reposer et de vous rafraîchir. Je gage que vous êtes parti de grand matin. S’est-on occupé de votre monture ?
— Oui, père, répliqua-t-il avec un parfait naturel, comme s’il appartenait encore à la maison.
— En ce cas, venez donc dans mes appartements, mettez-vous à l’aise. Mon temps vous appartient. Disposez du peu de sagesse qui m’a été imparti.
Tout comme Cadfael, il s’était aussitôt rendu compte que cette mission apparemment toute simple auprès du nouvel évêque de Saint-Asaph, étranger de surcroît, comportait une multitude de risques calculés et de problèmes délicats, bien de nature à forcer cet innocent plein de sagesse à procéder pas à pas, comme s’il était de toutes parts entouré de sables mouvants.
Il était d’autant plus surprenant que Roger de Clinton ait porté son choix sur le plus jeune et le moindre de ses clercs.
— Le chapitre est terminé, annonça l’abbé, qui le premier prit le chemin de la sortie.
Comme il passait devant son visiteur, le regard gris de Mark, enfin libre de parcourir cet aréopage pour y retrouver de vieux amis, croisa celui de Cadfael auquel il retourna son sourire avant de suivre son supérieur. Que Radulphe s’occupe de lui pour le moment, qu’il profite de sa présence, apprenne tout de lui, ainsi que les détails qui pourraient compliquer le voyage qu’il allait entreprendre. Il lui offrirait libéralement de profiter de sa longue expérience et de son bon sens si rarement en défaut. Plus tard, quand ils auraient fini, Mark retrouverait bien le chemin du jardin aux simples.
— L’évêque a été très bon pour moi, commença Mark, refusant fermement l’idée d’un quelconque favoritisme quand il avait été question de choisir celui qu’on désignerait pour cette mission, mais en réalité il l’est envers tous ses proches. Il ne s’agit pas d’une simple faveur à mon égard. Maintenant qu’il a installé monseigneur Gilbert à Saint-Asaph, l’archevêque sait très bien que sa position est plus que fragile. Il tient à s’assurer qu’il recevra tous les soutiens possibles et imaginables. Il a souhaité – ordonné serait plus exact – que notre évêque exécute cette visite de politesse, du fait que c’est sur son diocèse qu’on a taillé la plus grande partie de celui, tout nouveau, de Gilbert. Il faut impérativement que tous puissent constater l’harmonie qui règne entre les évêques, même ceux à qui on a retiré un bon tiers des terres qui leur étaient imparties. Quelle que soit l’opinion de monseigneur Roger sur la nomination d’un Normand, qui ne parle pas un traître mot de gallois, dans un diocèse où neuf fidèles sur dix sont gallois ! il pouvait difficilement opposer un refus à l’archevêque. Mais il n’a pas reçu d’instruction sur la manière d’exécuter les ordres. Je pense qu’il m’a choisi moi pour éviter de se montrer exagérément flatteur. Sa lettre est parfaite et superbement rédigée, quant à son cadeau, c’est une autre paire de manches. Et moi, eh bien, moi, je suis une demi-mesure judicieusement choisie !
Les participants s’étaient réunis en conférence dans une des niches de l’allée nord, où le soleil printanier dardait ses doigts obliques d’or pâle même à la fin de l’après-midi, une heure approximativement avant vêpres. Hugh Beringar avait quitté sa demeure en ville dès qu’il avait appris l’arrivée de frère Mark, non pas parce que le shérif était concerné par cette ambassade ecclésiastique, mais pour le plaisir de revoir quelqu’un qui lui avait laissé un souvenir empli d’affection, auquel, par-dessus le marché, il pourrait apporter une aide et des conseils efficaces. Hugh entretenait de bonnes relations avec le nord du pays de Galles. Il avait conclu un arrangement à l’amiable avec Owain Gwynedd, fondé sur la méfiance qu’ils éprouvaient l’un et l’autre envers leur voisin, le comte de Chester, tout en sachant qu’ils pouvaient avoir confiance en leur parole réciproque sans l’ombre d’une hésitation. Il n’en allait pas exactement de même entre le shérif et Madog ap Meredith de Powis. La frontière du Shropshire était constamment sous la menace de raids sporadiques, jamais très graves, d’au-delà de la digue, mais dans l’immédiat tout était relativement calme. Mais si quelqu’un connaissait à fond ce que le voyage vers Saint-Asaph risquait de présenter comme problèmes, c’était bien Hugh Beringar.
— A mon avis, vous êtes trop modeste. Non, sérieusement. J’imagine que l’évêque vous connaît bien à présent, s’il vous a eu constamment à ses côtés, pour savoir si vous serez à la hauteur ou non ; il se rend très certainement compte que vous saurez y aller sur la pointe des pieds là où quelqu’un de plus de poids risquerait de parler trop et trop fort et de ne pas écouter assez. Cadfael, ici présent, en sait probablement beaucoup plus long que moi sur les sentiments des Gallois en ce qui concerne l’Église ; pour ce qui est de moi, c’est plutôt la politique qui serait mon domaine. En tout cas, soyez sûr que le prince de Gwynedd suit de très près tous les agissements de l’archevêque Théobald sur ses terres. Et Owain est quelqu’un avec qui il faut compter ! Il y a à peine quatre ans, on a nommé un nouvel évêque dans son propre diocèse de Bangor, qui est entièrement gallois. Pour une fois, on a honoré un Gallois, qui a commencé par refuser de jurer fidélité au roi Étienne et de reconnaître la primauté de Cantorbéry. Meurig n’est pas un héros et il a été forcé de céder sur les deux tableaux, ce qui lui a coûté à l’époque la faveur et le soutien d’Owain. Il y a eu de fortes pressions pour l’empêcher de prendre ses fonctions. Mais tout ce beau monde a fini par trouver un arrangement et aplanir les désaccords qui les opposaient, ce qui signifie qu’ils vont probablement travailler ensemble pour éviter que Gwynedd ne tombe entièrement sous l’influence de Théobald. Aujourd’hui, la consécration d’un Normand à Saint-Asaph ressemble fâcheusement à un camouflet infligé aux princes comme aux prélats, et celui qui entreprend une mission diplomatique là-bas sera bien inspiré de ne pas perdre ces deux pôles du regard.
— Et Owain, pour ne citer que lui, ajouta Cadfael, qui savait de quoi il parlait, ne perdra sûrement pas de vue ce que ses sujets ressentent et leurs propos ne tomberont pas dans l’oreille d’un sourd. Gilbert aurait tout intérêt à l’imiter sur ce point. Gwynedd n’a aucune intention de se soumettre à Cantorbéry et entend que l’on respecte ses saints, ses rites et ses coutumes propres.
— On m’a rapporté, murmura Mark, que dans le temps, il y a belle lurette, Saint-David était le principal diocèse du pays de Galles, avec son propre archevêque qui ne devait pas allégeance à Cantorbéry. Il y a un certain nombre d’ecclésiastiques gallois qui aimeraient voir cet état de fait remis en vigueur.
— Il vaut nettement mieux laisser le passé où il est, rétorqua Cadfael, avec un hochement de tête dubitatif. On entendra d’autant plus ce genre de choses qu’on cherchera à nous imposer sans nuance la loi venue de Cantorbéry. Mais il est sûr que l’ombre d’Owain va s’étendre sur votre nouvel évêque, qu’il ne manquera pas une occasion de lui rappeler qu’il n’est pas chez lui. A sa place, je m’arrangerais pour me conduire comme il faut. J’espère qu’à l’occasion il saura se montrer sage et y aller tout doux avec ses ouailles.
— Mon évêque est entièrement d’accord avec vous et, croyez-moi, je me suis bien mis la leçon dans la tête. Je n’ai pas révélé au chapitre tout ce qui concernait ma mission, bien que, depuis, le père abbé n’en ignore plus rien. Je suis chargé de remettre une autre lettre et un autre cadeau. Je dois aussi me rendre à Bangor – non, non, l’archevêque Théobald n’a rien à voir là-dedans, cette fois ! – et rendre également une visite de courtoisie à l’évêque Meurig. Si pour Théobald les évêques doivent se soutenir les uns les autres, monseigneur de Clinton est d’avis que ce principe s’applique aux Normands aussi bien qu’aux Gallois. Nous nous proposons donc de les traiter de la même manière.
Ce « nous » qui s’appliquait à Mark et à son illustre supérieur, éveilla un écho chez Cadfael. Il se rappela une semblable supposition tout aussi innocente de la part de ce même jeune homme qui avait commencé par éprouver envers ses semblables une méfiance qui n’était que trop justifiée avant de se prendre d’une chaleureuse affection, teintée d’une loyauté à toute épreuve envers ceux qu’il servait… et admirait. Ce « nous », à cette période, s’appliquait à Cadfael et lui comme s’ils étaient des aventuriers veillant mutuellement l’un sur l’autre.
— Savez-vous qu’il me plaît de plus en plus, votre évêque ! s’exclama Hugh. Mais maintenant que c’est beaucoup plus long, ce voyage, il ne vous a adjoint personne pour vous chaperonner ?
— Euh, pas exactement, répondit frère Mark dont le fin visage radieux s’éclaira brièvement d’un sourire malicieux, comme s’il avait gardé quelque chose, une surprise par-devers lui. Lui, notez bien, n’hésiterait pas à traverser seul le pays de Galles, ni moi non plus. Il part du principe qu’on respectera l’Église et l’habit que nous portons. Mais je serais ravi que vous me suggériez le meilleur itinéraire, naturellement. Vous êtes beaucoup mieux au courant que mon évêque ou moi des conditions qui régnent au pays de Galles. J’avais pensé passer directement par Oswestry et Chirk. Qu’en pensez-vous ?
— Oui, c’est assez tranquille par là, acquiesça Hugh. De toute manière, Madog, quoi qu’on puisse en penser, est très pieux et il traite plutôt bien les gens d’Église, si ce n’est pas aussi vrai pour les laïcs anglais. Pour le moment, il tient la dragée haute aux petits jeunes de Fadog Powys. Vous ne devriez pas avoir de difficultés par là et c’est le chemin le plus court, bien que vous rencontrerez de hautes terres accidentées entre Dee et Clwyd.
A en juger par la flamme qui brillait dans les yeux gris de Mark, il était impatient de se lancer dans cette aventure. Ce n’est pas rien que de se voir confier une mission importante quand on n’est pas et, de loin, quelqu’un d’important soi-même dans la maison de son maître, et même s’il savait que sa position fort humble était censée tempérer la grandeur de son ambassade, il savait également que son avenir dépendrait en bonne partie de l’adresse avec laquelle il remplirait sa tâche. Il n’avait rien d’un flatteur ni d’un exalté ; il n’en était pas moins le représentant de la solidarité entre les évêques.
— Y a-t-il des choses qu’il serait préférable que je sache sur les affaires de Gwynedd ? demanda-t-il. La politique de l’Église se doit de tenir compte de celles des États, et je suis passablement ignorant des affaires du pays de Galles. Il faut que je sache par exemple les sujets qu’il vaut mieux éviter, ce dont il faut parler et ce qu’il serait sage de dire. A plus forte raison si je pousse jusqu’à Bangor, surtout si la cour y est installée. Il faut que je puisse me présenter aux grands officiers d’Owain. Voire à Owain lui-même.
— Bien vu, approuva Hugh, car il s’arrange ordinairement pour connaître les étrangers qui pénètrent sur son territoire. Vous le trouverez très accessible, si vous le rencontrez. Si c’est le cas, vous voudrez bien lui transmettre mes compliments. Cadfael lui a aussi été présenté. Il l’a vu au moins deux fois. C’est un grand homme, dans tous les sens du terme. Mais motus sur ses frères ! C’est peut-être encore un point sensible pour lui !
— Les frères ont toujours été la ruine des principautés galloises et ça ne date pas d’hier, commenta tristement Cadfael. Les princes de mon pays auraient dû n’avoir qu’un fils. Le père bâtit un État solide avec des lois fortes, et après sa mort ses trois, quatre ou cinq fils, légitimes ou non, exigent tous part égale, ce que la loi leur autorise. Alors l’un en a tué un autre pour s’agrandir et, quand ça commence comme ça, il n’y a plus de loi qui tienne. Je me demande parfois ce qui se passera après la mort d’Owain. Il a déjà des fils et l’âge d’en avoir d’autres. Je voudrais bien savoir s’ils vont tout détruire de ce qu’il a construit.
— Dieu veuille qu’Owain vive encore au moins trente ans, lança Hugh avec ferveur. Il a à peine dépassé la quarantaine. Je sais comment le prendre, il tient parole et garde le sens de la mesure. Si Cadwalader avait été l’aîné et qu’il avait eu la haute main sur tout, il y aurait eu la guerre sur les marches à peu près chaque année.
— Ce Cadwalader, c’est le frère qu’il vaut mieux éviter de mentionner ? demanda Mark. Qu’a-t-il donc fait pour mériter cet anathème ?
— Beaucoup de choses et depuis des années. Il faut qu’Owain l’aime pour ne pas s’être débarrassé de ce fléau depuis une éternité. Cette fois, il a commis un meurtre. Il y a quelques mois, à l’automne de l’an passé, quelques-uns de ses proches ont tendu une embuscade au prince de Deheubarth et l’ont tué. Dieu seul sait pour quelle raison abracadabrante ! Ce jeune homme était un de ses fidèles alliés, fiancé de surcroît à la fille d’Owain. C’est un acte complètement absurde. Et même si Cadwalader n’a pas personnellement prêté la main à ce crime, Owain sait parfaitement de qui l’ordre est venu. Personne n’aurait osé aller si loin, pas de son propre chef.
Cadfael avait encore en mémoire le choc provoqué par cet acte qui fut suivi d’une rétribution prompte et complète. Furieux de se voir ainsi défié, il avait envoyé son fils Hywel chasser manu militari Cadwalader de toutes les terres qu’il possédait à Ceredigion et brûler son château de Llanbadarn. Le garçon, qui avait à peine vingt ans, avait rempli sa tâche avec autant de plaisir que d’efficacité. Il était évident que Cadwalader avait des amis et des clients qui lui donneraient au moins un endroit où s’abriter ; il n’en restait pas moins banni et privé de terres. Cadfael ne pouvait s’empêcher de se demander où se cachait à présent le coupable mais aussi s’il ne finirait pas, comme Geoffroi de Mandeville dans les Fens, par rassembler autour de lui toute la racaille de la région, criminels, mécontents, brigands de tout poil, bref tout ce qui était en coquetterie avec la loi.
— Et qu’est devenu ce Cadwalader ? demanda Mark, curiosité bien compréhensible.
— Pas grand-chose. Owain lui a pris chaque pouce de terre qu’il possédait. Il ne lui reste rigoureusement rien.
— N’empêche qu’il court toujours, observa Cadfael, non sans inquiétude, et il n’est pas homme à tendre la joue gauche. Il n’a pas craché tout son venin ! Vous allez mettre les pieds dans un sacré guêpier. Mais n’avez-vous pas laissé entendre que vous ne partiriez pas seul ?
Hugh étudiait le visage apparemment impassible de Mark, où luisait toutefois une étincelle pleine de malice dans les yeux gris qui fixaient Cadfael.
— Je me rappelle effectivement quelque chose de ce genre, dit doucement Hugh. C’est en gros ce que vous avez suggéré.
— Tout à fait ! s’écria Cadfael, dévisageant le jeune homme qui posait sur lui un regard des plus solennels où se devinait cependant une lueur de gaieté. Qu’est-ce que vous avez derrière la tête, mon petit ? Allez, on vous écoute. Qu’est-ce que vous mijotez ?
— Je ne vous ai pas caché que j’allais à Bangor, répliqua Mark. Monseigneur Gilbert est normand ; il parle l’anglais et le français ; Meurig, lui, est gallois, et comme beaucoup de ses compatriotes il ne parle pas l’anglais. Je ne pourrais utiliser le latin qu’avec les clercs. J’ai donc besoin d’un interprète, puisqu’il n’y a personne qui parle gallois dans l’entourage de monseigneur Roger. Je lui ai proposé un nom, le nom de quelqu’un qu’il n’avait pas oublié.
La lueur de gaieté devint soudain plus lumineuse et fit comprendre à Cadfael où il voulait en venir.
— J’ai gardé le meilleur pour la fin, lança Mark, rayonnant. On m’a accordé le compagnon que je demandais à la condition que l’abbé Radulphe accepte de le laisser partir. Je lui ai promis que cet emprunt n’excéderait pas dix jours. Alors, comment pourrais-je échouer, conclut Mark avec bon sens, si vous venez avec moi ?
C’était pour frère Cadfael une affaire d’honneur ou de principe quand se présentait à l’improviste une telle occasion d’accepter l’offre sans barguigner. D’autant plus, en l’occurrence, que cela lui permettrait de retourner au pays de Galles. Il sauta donc sur cette proposition avec enthousiasme, de peur de voir se refermer une porte qui s’ouvrait sur une perspective enchanteresse. Il ne s’agissait plus cette fois d’une brève incursion à Powis, de l’autre côté de la frontière, mais d’une chevauchée de plusieurs jours avec un compagnon qu’il n’aurait pas pu mieux choisir, au cours de laquelle ils traverseraient les régions côtières de Gwynedd, de Saint-Asaph à Carnarvon, puis longeraient l’Aber des princes au pied des formidables promontoires de Mœl Winion. Ils auraient tout le loisir de parler de leurs activités depuis leur séparation, de partager le silence familier entre amis quand on s’est dit tout ce qu’on devait se dire. Et cela, c’était à frère Mark qu’il le devrait. C’était merveilleux qu’un être qui, de par sa vocation, ne possède rien puisse tant vous offrir ! Le monde est plein de ces petits miracles bienfaisants.
— Ah ! mon fils, s’écria Cadfael du fond du cœur, en échange d’un tel bonheur, non seulement je vous servirai d’interprète mais je vous servirai tout court du début jusqu’à la fin. Rien ni personne n’aurait pu me procurer un tel plaisir. Radulphe est-il vraiment d’accord pour me laisser partir ?
— Tout à fait, le rassura Mark, et vous pouvez choisir le cheval que vous voudrez aux écuries. Vous avez aujourd’hui et demain devant vous pour prendre vos dispositions avec Edmond et Winfrid pour votre absence et assister aux offices avec une telle ponctualité que votre âme pécheresse pourra aller à Bangor et en revenir sans risque.
— Je me sens déjà une vertu nouvelle, affirma Cadfael, au comble du bonheur. Le ciel ne l’a-t-il pas démontré en m’autorisant ce voyage au pays de Galles ? Pensez-vous que je me hasarderais à le défier en un pareil moment ?
Puisqu’au moins la première partie de la mission de Mark était une démonstration publique, il n’y avait pas de raison pour que chaque habitant de la clôture ne s’y intéresse pas de très près, et le jeune religieux faillit crouler sous l’avalanche de conseils qui s’abattit sur lui, tout particulièrement de la part de frère Dafydd, à l’infirmerie, qui n’avait pas revu son pays natal de Duffryn Clwyd depuis quarante ans, mais croyait dur comme fer le connaître encore comme sa poche tout usée par l’âge. Le plaisir qu’il éprouva en apprenant la résurrection de son ancien diocèse fut en partie gâché quand il sut la nomination du Normand, mais cette vive émotion lui redonna le goût de l’existence, et il revint d’enthousiasme à sa langue maternelle qu’il utilisa à profusion pour conseiller Cadfael lors de sa visite. L’abbé Radulphe, en revanche, ne leur donna que sa bénédiction. Cette mission avait été confiée à frère Mark, et c’était à lui seul qu’il appartenait de la mener à bien. Le prieur Robert s’abstint de tout commentaire, mais à la façon dont son nez s’allongeait, il était évident qu’il n’approuvait pas. Il estimait qu’il aurait été un bien meilleur ambassadeur auprès des deux évêques que ce gamin.
Cadfael passa en revue les médicaments dont il disposait avant de confier son jardin à frère Winfrid ; ensuite, à tout hasard, il se rendit à Saint-Gilles pour s’assurer que rien ne manquait dans les armoires à pharmacie de l’hôpital et que frère Oswin avait la situation bien en main. C’est seulement après qu’il se dirigea vers les écuries pour se donner le plaisir de choisir sa monture pour le voyage. C’est là que Hugh le trouva au début de l’après-midi, contemplant avec satisfaction un rouan élégant, léger, à la crinière isabelle, qui s’appuyait complaisamment à la main qui le caressait.
— Trop grand pour vous, lança Hugh par-dessus son épaule. Il faudrait vous aider à monter et Mark ne pourra jamais vous soulever.
— Je ne suis pas si lourd ni si racorni que je ne puisse me mettre en selle par mes propres moyens, rétorqua dignement Cadfael. Qu’est-ce qui vous amène ici ? Vous me cherchiez ?
— Eh bien, c’est une idée d’Aline quand elle a appris ce que vous prépariez, Mark et vous. Nous sommes pratiquement en mai, et d’ici une semaine ou deux au maximum je vais les emmener elle et Gilles à Maesbury pour l’été. Il a tout le manoir pour s’ébattre et il est bien mieux là-bas qu’en ville.
Il avait effectivement coutume de laisser sa famille sur ses terres pendant la période de la tonte et du glanage, cependant que lui partageait son temps entre sa maison et les affaires du comté. Cadfael connaissait ce rythme familier.
— Elle suggère qu’on parte une semaine plus tôt et qu’on vous accompagne demain un bout de chemin, au moins jusqu’à Oswestry. Le reste de la maisonnée arrivera plus tard, ce qui nous laisserait au moins une journée pour profiter de votre compagnie. Peut-être même pourriez-vous passer la nuit à Maesbury, si cela vous convient. Qu’en pensez-vous ?
Cadfael accepta avec grand plaisir ainsi que Mark, quand cette proposition lui fut rapportée, même s’il dut refuser, non sans regret, de dormir chez Hugh. Il devait atteindre impérativement Llanelwy d’ici deux jours et mieux valait ne pas y arriver trop tard, de préférence en milieu d’après-midi, pour laisser libre cours aux lois de l’hospitalité avant le repas du soir ; aussi préférait-il dépasser Oswestry et bien avancer dans le pays de Galles avant de s’arrêter pour la nuit, se gardant une étape plus facile pour le lendemain. S’ils pouvaient atteindre la vallée de la Dee, ils trouveraient à se loger dans l’une des églises de la région et traverseraient le fleuve au petit matin.
Apparemment tout avait été organisé, et il ne restait plus qu’à se rendre à vêpres, puis à complies fort révéremment et remettre l’entreprise qui les attendait, comme toutes les autres, du reste, entre les mains de Dieu, tout en se confiant aussi à sainte Winifred qui les abandonnerait d’autant moins qu’ils se rendaient dans son pays, et que si elle se laissait aller à les protéger, dans sa bonté et sa délicatesse coutumières, ils apprécieraient grandement.
Le matin du départ, une troupe de six cavaliers, accompagnés d’un cheval de bât, sortit de la ville par le pont de l’ouest et prit la route d’Oswestry. Hugh montait son cabochard favori à la robe grise et avait pris son fils sur l’arçon. Aline, que ce départ précipité n’avait pas troublée le moins du monde, était sur son genet blanc, cependant qu’un des deux valets d’écurie avait pris en croupe Constance, sa servante et amie, et que le second suivait avec le cheval de bât qu’il tenait en main. Quant à nos deux pèlerins, ils étaient ravis de cette escorte. Le vert et l’argent se partageaient cette ultime matinée d’avril. Cadfael et Mark étaient partis avant prime pour rejoindre le détachement de Hugh. Une pluie si fine qu’on la remarquait à peine les avait accompagnés jusqu’au-delà du pont, là où les eaux gonflées de la Severn coulaient majestueusement, et avant qu’ils ne se rassemblent dans la cour du shérif, le soleil était apparu dans le ciel, illuminant les herbes et les frondaisons. La lumière scintillante, capricieuse, répandait sur chaque vaguelette de la rivière des lueurs dorées. C’était un bon jour pour partir, où qu’on veuille se rendre, et quelle qu’en fût la raison.
Le soleil était déjà haut et la brume gris perle du matin avait disparu quand ils passèrent le fleuve, à Montford. La route était bonne, avec par endroits de larges bordures herbeuses où l’on pouvait avancer vite et bien ; à l’occasion Gilles demandait qu’on prenne un petit galop. Il était beaucoup trop fier pour partager une autre monture que celle de son père. Une fois qu’ils seraient installés à Maesbury, le petit cheval de trait, tranquille et d’humeur égale, deviendrait son destrier pour l’été, et le palefrenier qui le menait veillerait discrètement sur ses chevauchées, car comme la plupart des enfants qui ne voient jamais de raison de craindre quoi que ce soit, il n’avait peur de rien une fois à cheval. Aline le trouvait téméraire mais hésitait à le brider, de crainte peut-être d’ébranler sa confiance ou peut-être parce qu’elle savait fort bien qu’il ne l’écouterait pas.
Ils s’arrêtèrent à midi au pied de la colline, à Ness, où était installé un des locataires de Hugh, afin de se rafraîchir et de laisser les chevaux reposer. Avant le mitan de l’après-midi, ils avaient atteint Felton, où Aline et ses compagnons les quittèrent pour gagner le manoir au plus court. Hugh, quant à lui, choisit de rester avec ses amis jusqu’aux abords d’Oswestry. Gilles, grognon mais soumis, passa des bras de son père à ceux de sa mère.
— Allez et revenez-nous entiers ! leur souhaita Aline, dont les cheveux blonds avaient la même pâleur lumineuse que ceux de son fils et alors que sur son visage et dans son sourire le printemps répandait sa lumière.
Elle traça un petit signe de croix dans l’air, entre eux, avant de s’engager sur le chemin de gauche avec son genet.
Libérés des bagages et des femmes, ils purent progresser à bonne allure sur les quelques milles qui les séparaient de Whittington, où ils s’arrêtèrent sous les murs du petit donjon de bois. Oswestry se situait à leur gauche, là où prendrait Hugh pour repartir ; Mark et Cadfael, eux, continueraient vers le nord ; pour le moment, ils se tenaient exactement à la frontière d’une région qui depuis des siècles avait été alternativement anglaise et galloise avant l’arrivée des Normands, les noms des hameaux témoignaient davantage de l’influence galloise. Hugh habitait entre les deux grandes digues qu’avait érigées il y a fort longtemps la princesse de Mercie pour marquer l’endroit où commençaient son territoire et sa juridiction, afin que les étrangers mal intentionnés évitent de s’y aventurer et que ceux qui passaient d’un pays à l’autre sachent bien à quelle loi ils devraient obéir.
La barrière inférieure, en fort piteux état en ce jour, se trouvait à l’est du manoir ; la plus importante avait été élevée à l’ouest, où les forces merciennes avaient pu s’enfoncer chez les Gallois.
— C’est là que je dois vous quitter, soupira Hugh, avec un regard en arrière vers la chaussée par où ils étaient venus, puis vers le couchant, la ville et le château. Ah ! quel dommage ! Par un temps pareil, il n’aurait pas fallu me prier pour que je pousse avec vous jusqu’à Saint-Asaph, mais il vaut nettement mieux que les hommes du roi restent à l’écart des affaires de l’Église et évitent de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce. Je ne tiens pas outre mesure à piétiner les plates-bandes d’Owain.
— Vous nous avez déjà conduits sur les terres de Gilbert, en tout cas, dit Mark avec un sourire. Cette église et la vôtre aussi, Saint-Oswald, sont sur le diocèse de Saint-Asaph. Le saviez-vous ? Lichfield a perdu un grand nombre de paroisses du nord-ouest. J’imagine que c’est la politique de Cantorbéry de créer un diocèse qui couvre les deux côtés des marches, de façon que la ligne séparant Gallois et Anglais compte pour rien.
— Owain aura sûrement son mot à dire sur la question, fit observer Hugh, puis il les salua avant de diriger son cheval vers le manoir. Dieu soit avec vous et bon voyage ! On vous attend d’ici une dizaine de jours. Et évitez de vous attirer des ennuis ! ajouta-t-il après avoir parcouru quelques pas en regardant par-dessus son épaule. Enfin, si vous y arrivez !
Mais rien n’indiquait à qui il s’adressait en particulier ni envers qui ce pressentiment s’appliquait. Probablement envers tous deux.